« Régularisez ! » : À Lille, un hommage aux tirailleurs africains très politique

8 mai 1945. Alors que les Alliés célébraient en Europe la capitulation de l’Allemagne nazie, en Algérie, le temps n’était pas tout à fait à la trêve. Ce jour-là, les algériens organisent des défilés pour fêter la victoire sur le nazisme tout en profitant de l’occasion, avec l’appui des partis nationalistes du pays, pour porter leurs revendications. La police autorise les différentes manifestations à condition que seuls des drapeaux français soient agités, ce qui provoque quelques heurts. Pendant une manifestation, un policier tire sur Bouzid Saâl, un scout musulman âgé de 26 ans, alors qu’il brandissait un drapeau de l’Algérie. Il meurt des suites de ses blessures. Se déclenchent alors plusieurs émeutes qui aboutiront à une répression sanglante. On estime qu’environ 30 000 algériens sont morts de mai à fin juin 1945.

Les enjeux coloniaux qui entourent l’histoire de la seconde guerre mondiale sont, la plupart du temps, occultés par la mémoire officielle européenne. Pourtant, les colonies françaises ont été extrêmement précieuses pour la métropole lors des deux guerres mondiales. Le nombre de « tirailleurs » africains mobilisés (c’est-à-dire des troupes d’infanterie légères déployées en premières lignes) est estimé à près de 300 000 sur la période 1939-1945. Entre mai et juin 1940, ce sont près de 10 000 tirailleurs qui furent tués par l’armée allemande. Environ 7500 sont morts dans des camps de prisonniers de guerre. Ces soldats, que la France appelait « indigènes », ont été entre 100 et 120 000 à débarquer sur les plages de Provence en août 1944, pour libérer la métropole.

Démobilisés dès la fin de l’année 1944 au profit de combattants européens, et envoyés dans le camp de Thiaroye, près de Dakar (Sénégal), les tirailleurs se révoltent dès le mois de novembre afin de réclamer leurs pensions dues, arriérés de soldes et primes de démobilisation. Cette révolte sera sévèrement réprimée par la police française. Cette « mutinerie » fera au moins 35 morts, et de nombreux blessés parmi les ex-tirailleurs.

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Le Comité des Sans Papiers du Nord rend hommage aux tirailleurs africains de la seconde guerre mondiale. / Louise Bihan. Tous droits réservés.

« Nous sommes des travailleurs, nous ne sommes pas des profiteurs ! »

Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata (Algérie) du 8 mai au 26 juin 1945 sont, eux, un peu plus connus, bien qu’encore trop occultés. En 2005, l’ambassadeur de France en Algérie reconnaissait une « tragédie inexcusable » et l’ancien président François Hollande reconnaissait à demi-mot « les souffrances de la colonisation ». Mais concernant le sort réservé aux hommes enrôlés dans le corps des tirailleurs, la reconnaissance est quasi-inexistante.

En 1981, les pensions de retraite des tirailleurs « sénégalais » sont cristallisées. C’est-à-dire que, contrairement aux pensions de des soldats français qui augmentent, les leurs sont figées. La cristallisation a été mis en place au moment de l’accélération des processus d’indépendance en 1958 (indépendance de la Guinée), l’objectif affiché était de permettre aux nouveaux pays indépendants de prendre en charge progressivement le paiement des dites pensions. Mais la cristallisation a plutôt participé à créer une profonde inégalité entre ex-combattants français et africains. Les premières reconnaissances du statut des tirailleurs sont arrivées très tard : il aura fallu attendre la sortie du film Indigènes, réalisé par Rachid Bouchareb en 2006, pour que les pensions de retraite des 80 000 anciens combattants encore vivants des colonies soient « dé-cristallisées ». Mais ces ex-tirailleurs étaient encore contraints de résider en France au moins 6 mois par an pour toucher leur pension. Il faudra attendre la sortie d’un autre film, Tirailleurs (2022) de Mathieu Vadepied, pour que cette obligation soit levée, permettant à neuf ex-soldats africains (sur une quarantaine encore vivants recensés par l’Office des anciens combattants) de retourner dans leur pays d’origine tout en touchant une pension de minimum vieillesse. Un combat long pour la reconnaissance, encore loin d’être terminé. Les unités de tirailleurs, créées au Sénégal par Napoléon III en 1845, ont été dissoutes au début des années 60, à la fin de la guerre d’Indochine dans laquelle les tirailleurs étaient mobilisés.

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Le Comité des Sans Papiers du Nord rend hommage aux tirailleurs africains de la seconde guerre mondiale. / Louise Bihan. Tous droits réservés.

« Les tirailleurs ont versés leur sang pour leur France, souvenons-nous. »

Un combat pour la mémoire qu’ont voulus honorer ce lundi quelques dizaines de militant-es à l’appel du Comité Sans-Papiers du Nord (CSP). Comme chaque année, le CSP a organisé une manifestation au départ de Lille jusqu’à la nécropole nationale d’Haubourdin, où reposent les corps des soldats morts lors des combats du Nord et de la bataille de Lille en mai-juin 1940. Le Comité était accompagné ce jour de différents soutiens  : Coordination communiste, Cause du Peuple, Fédération Syndicale Étudiante, Ligue des Droits de l’Homme…

Une manifestation calme rythmée par les différents chants et slogans qui animent les manifestations hebdomadaires du CSP59 depuis le milieu des années 90. Arrivée à la nécropole, les militant-es se sont réuni-es devant un ensemble de tombes, où se mélangeait stèles musulmanes et chrétiennes, pour une minute de silence, et quelques prises de paroles.

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Le Comité des Sans Papiers du Nord rend hommage aux tirailleurs africains de la seconde guerre mondiale. / Louise Bihan. Tous droits réservés.

Pour Saïd Bouamama, sociologue et porte-parole du CSP 59, « c’est important de rendre hommage à tous ceux qui se sont battus contre la bête nazie : il faut sortir d’une histoire à deux sous d’une Amérique venue libérer la France ».

Un hommage d’autant plus important qu’il intervient en plein débat autour du futur projet de loi « Asile et immigration » du ministre de l’Intérieur qui devrait être présenté aux parlementaires dès l’été 2023. Les manifestant-es font directement le lien entre le sort réservé aux tirailleurs sénégalais et celui qui est aujourd’hui réservé aux exilé-es sans-papiers, c’est-à-dire un même régime « d’exploitation » et de « servage ».

Si les temps actuels paraissent difficiles, l’hommage de ce jour rappelait humblement que, pour les enrôlés d’hier comme les exilés d’aujourd’hui, « le combat continue » pour la reconnaissance et la liberté.


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