Saint-André-lez-Lille (Nord) : Emmaüs, la grande désillusion

« La misère est forcément muette, comme le pouvoir est aveugle », disait l’abbé Pierre, fondateur du mouvement Emmaüs. Dans le cas de la Halte Saint-Jean – communauté du Nord à l’arrêt depuis le début de l’été – on pourrait même rajouter que, si le pouvoir est aveugle, il est également sourd aux critiques.

Depuis le 1er juillet, les compagnons sans-papiers d’Emmaüs à Saint-André-lez-Lille (59) sont en grève. Avec le soutien de la CGT et du Comité des Sans-Papiers (CSP59), ils et elles dénoncent une situation « esclavagiste » et inhumaine. Des dénonciations qui ont menés le parquet de Lille a ouvrir une enquête fin Juin pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé ». L’enquête est toujours en cours.

Déterminé-es à faire entendre leurs revendications, les grévistes multiplient les interventions médiatiques, maintiennent une présence festive quotidienne sur leur piquet de grève, protégé du soleil par deux grandes tonnelles CGT. Si les soutiens se font de plus en plus nombreux, les grévistes attendent la rentrée des vacances, en Septembre, espérant voir affluer de nouvelles personnes.

Car la grève est partie pour durer. Dans un communiqué publié le 14 août sur leur page Facebook, les grévistes annoncent avoir rencontré une délégation d’Emmaüs France composée, notamment, de son président Antoine Sueur, et de sa vice-présidente Sylvie Desjonquères. Signe que la mobilisation inquiète jusqu’au plus haut du mouvement. Les grévistes dénoncent que « lors de cette rencontre, aucune réponse concrète à [leurs] revendications ne [leur] a été apportée ».

Les grévistes demandent en effet à Emmaüs France de condamner « fermement et ouvertement » la direction de la Halte Saint-Jean « et son système d’exploitation ». Mais aussi de se désolidariser « immédiatement » de la Halte, comme l’ont déjà fait quelques communautés, à Parempuyre (Gironde) ou dans la métropole strasbourgeoise, et de demander à la préfecture des Hauts-de-France de « régulariser immédiatement » les 21 grévistes « au titre du préjudice subi ».

La situation à Saint-André-lez-Lille intéresse et inquiète aussi parce que, si la grève est rare chez Emmaüs, la communauté de la Halte Saint-Jean n’est pas la première à dénoncer des dérives au sein du mouvement.

Ces dernières années, au travers de pages Facebook, de témoignages écrits sur des blogs ou sur Twitter, plusieurs ex-compagnons multiplient les prises de positions, dénonçant les contradictions entre ce que défend Emmaüs et ce qu’ils et elles disent avoir vécu au sein des communautés.

Martin Hirsch, ancien président du mouvement Emmaüs, publiait en 2004, aux côtés du journaliste Jérôme Cordelier, un « manifeste contre la pauvreté » destiné à réactualiser l’appel de l’abbé Pierre lors du terrible hiver 1954. L’ancien haut-commissaire aux Solidarités sous la présidence de Nicolas Sarkozy y défendait une certaine vision du mouvement :

« Oh ! On ne vaccine pas contre la misère. Mais on peut essayer de vacciner contre l’indifférence. Contre le confort. Contre l’acceptation de toutes ces atteintes à la dignité humaine. »

Ces mots sonnent amers face à ce que dénoncent les « compagnons de Saint-André ». Et pour cause, ils font état de ce que l’humanitaire français peut avoir de plus contradictoire.

Illustration 2
Sur le piquet de grève de la Halte Saint-Jean. / Louise Bihan. Tous droits réservés.

De « l’insurrection de la bonté » à « la main d’œuvre bon marché » ?

Il faut aller voir ces travailleurs et travailleuses en lutte pour s’en rendre compte. Il faut aller voir et entendre ces hommes, ces femmes, et leurs enfants, « briser la chaîne du silence » – comme je l’ai entendu de la bouche d’un militant venu en soutien – pour prendre conscience des raisons de la colère des « compagnons ». A peine arrivés, nous voila frappés par les mots qu’ils et elles utilisent : « exploitation », « esclavage ». De l’esclavage, chez Emmaüs ?

Le terme est osé, on peut s’émouvoir de son usage. Mais il n’est pas utilisé au hasard.

Ces compagnons sans-papiers travaillent dur au sein de cette communauté. A leur arrivée au sein de la Halte – certain-es y sont depuis 5 ans -, ils et elles avaient l’espoir d’un jour être régularisé-es et de pouvoir vivre une vie normale en France, avec leur famille. D’années en années, ce fut la désillusion pour ces compagnons venu-es, en partie, de Guinée, du Congo, ou du Nigeria. Le travail « solidaire » s’avérait de plus en plus obligatoire et dans des conditions indignes, déjà traitées ici dans un précédent article : 40 heures/semaine pour 150e/mois sans les charges, pas d’arrêts maladies, des intimidations régulières, des menaces de la part de la directrice. Ce climat de mépris aurait même directement participé, selon certain-es compagnons et proches de la victime, à la mort de l’un d’entre eux, vers 2018.

Toutes et tous les compagnons le disent : elles étaient, ils étaient d’accord pour venir travailler autant qu’il le faudrait, « mais pas comme ça ».

« Ici, nous, on travaille comme si on était des machines. On nous a mis dans nos têtes qu’au bout de trois ans, on va être régularisés et quitter cette souffrance. Mais après, on a vu que tout ça, c’était que des mots. »

Happy, une des trois portes-paroles des grévistes de Saint-André-lez-Lille

Les grévistes, qui sont pour le moment toujours hébergés au sein de la Halte Saint-Jean, installent leur piquet tous les matins aux alentours de 6h30, du lundi au samedi. Une fois tout le monde réuni et les premiers soutiens de la CGT arrivés, on y fait la traditionnelle vidéo : le poing levé devant la banderole à l’entrée de la Halte, quelques slogans. Une manière de se donner du courage pour ce qui vient. Les journées passent vite. Discussions stratégiques et litres de café qui s’écoulent comme une vie de galère qu’on cherche à démêler ; vaincre la fatalité et recréer du lien collectif.

Depuis quelques années, les accusations envers des communautés Emmaüs se multiplient : en 2022, à Lescar-Pau, plus grande communauté Emmaüs de France, le média écologiste Reporterre enquêtait sur « l’exploitation de la misère » au sein de ce village. Suite à la publication de cette enquête, un audit interne à Emmaüs France a été lancé.

En Gironde, le journal Sud-Ouest rapporte depuis près de 4 ans la situation tendue concernant le « dossier » Emmaüs Gironde. Un dossier particulièrement important, sur lequel travaille la police judiciaire. Des perquisitions y ont été menées jusqu’au conseil départemental en février 2021. Le président de la structure, Pascal Lafargue, est mis en cause dans des affaires opaques d’abus de confiance. Il a été depuis évincé de son poste par les compagnons, « avec le soutien d’Emmaüs France » selon Sud-Ouest. Les compagnons s’étaient déjà mis en grève en 2019 suite à l’exclusion de l’antenne girondine du mouvement national.

« On perd un peu ses droits dans une communauté Emmaüs »

Un compagnon interrogé dans le documentaire de Gabrielle Dréan

Quelques années plus tôt, en 2015, dans un documentaire réalisé pour Canal+ par la journaliste Gabrielle Dréan (Emmaüs, le business de la misère), on découvrait une autre communauté (qui n’est pas citée dans le documentaire) aux conditions de vies et de travail similaires à ce que vivent les compagnons de Saint-André : 40 heures de travail par semaine, pour 150 à 200 euros par mois, sans possibilité d’arrêts maladie ni de congés, un accompagnement social peu présent voire inexistant.

Toutes ces enquêtes révèlent une « face cachée » de l’organisation : un fonctionnement « entrepreneurial » qui ne correspond pas aux valeurs défendues par le mouvement.

Comme dans cette communauté, les compagnons de Saint-André-lez-Lille disent leur impression d’être « jetables ». Sous surveillance constante – selon les compagnons, une trentaine de caméras sont installées dans les locaux de la communauté -, toute entrée et sortie est contrôlée, et les moindres faux pas vis-à-vis de la directrice durement sanctionnés.

Illustration 3
Capture d’écran Twitter @JeremieRochas. 15/08/23. https://twitter.com/JeremieRochas/status/1691408303698403328

« L’hiver dernier, un couple de roumains a été expulsé. La femme était enceinte et elle devait continuer de travailler. Un jour, ils ont refusés, la directrice leur a bloqué la porte de leur chambre et a dit au gars : « tu fais tes affaires et tu dégages ». […] Des salariés ont déjà démissionné à cause de ce que faisait la directrice, bien sûr qu’ici on expulse des gens ! »

Ibrahima, un des trois portes-paroles des grévistes

Pour les compagnons en lutte, les communautés Emmaüs comme celle de la Halte Saint-Jean ne sont plus de simples communautés mais fonctionnent comme des « entreprises », où la logique de rentabilité bénéficie des statuts précaires des travailleurs pour fonctionner à peu de frais.

Le président de la Halte Saint-Jean, Pierre Duponchel – par ailleurs PDG du Relais et président de plusieurs autres communautés Emmaüs du Nord et du Pas-de-Calais -, est aussi un des actionnaires principaux d’une société basée aux Émirats Arabes Unis, « Nord-Sud Export ». Cette société permet la distribution à l’international des vêtements récupérés par le Relais.

Derrière l’image de « création d’emplois durables » en France que donne au Relais son directeur, l’envers du décor n’est pas glorieux : dans les entrepôts de Nord-Sud Export basés à Sharjah, zone franche exempt de taxes, des travailleurs seraient payés 109 euros par mois pour 90 heures de travail par semaine, dans le silence le plus flagrant d’un des émirats les plus conservateurs du pays.

« Toute l’expérience que j’ai des communautés Emmaüs, c’est qu’ils ne répondent pas, et quand ils prennent quelqu’un, ça ressemble pas mal à du travail dissimulé »

Ambre*, ex-assistante sociale dans un HUDA (Hébergement d’Urgence pour Demandeurs d’Asile) en région parisienne

Saint-André-lez-Lille, Parempuyre, Lescar-Pau … On serait tentés d’espérer, au fond, que ces communautés ne soient que des exceptions au sein d’un mouvement défaillant, mais avant tout humain. C’est peut-être vrai. Mais la succession des témoignages ces dernières années – ainsi que l’action insuffisante de la direction nationale d’Emmaüs contre les communautés visées – laissent planer le doute sur les réelles intentions du mouvement dans son ensemble.

Pour Ambre*, une assistante sociale qui a travaillé dans un centre d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (HUDA) géré par Emmaüs en région parisienne : « la règle au départ quand j’ai été embauchée, c’est qu’il n’y avait pas de remise à la rue, et c’est pour cette raison que j’avais accepté d’aller bosser dans un HUDA à la base. Mais à un moment, on a changé de direction, et la règle a changé. Avec mes collègues on s’est retrouvées avec une trentaine de personnes sans papiers qu’on était censées faire sortir rapidement ».

Dans ce centre d’hébergement aux conditions de vies présentées comme insalubres (un « très vieux » bâtiment, aux chambres « sans vitres aux fenêtres », et un chauffage « tout le temps en panne »), on retrouve un schéma déjà entendu : des informations « contradictoires » entre le discours d’accueil inconditionnel et une logique de fond purement gestionnaire, déconnectée des besoins des publics accueillis.

« On a exprimé notre désaccord vis-à-vis de ces sorties expéditives, mais on a quand même dû chercher des solutions, donc on a fait des demandes pour d’autres centres d’hébergement d’urgence. Pour certains hébergés, notre directrice nous a dit de faire des demandes pour les faire intégrer des communautés Emmaüs, afin qu’ils partent vite. Les communautés que j’ai contacté ne m’ont jamais répondu. Un retour que j’ai eu d’une collègue après être partie du centre, c’est que ceux qu’on a pu renvoyer vers des communautés, il y a comme une phase de période d’essai où la personne va travailler mais n’a ni le gîte, ni le couvert. Donc, le gars partait travailler en logistique tous les jours pour même pas 200 euros par mois. La collègue était scandalisée. »

Comme de nombre de travailleurs et travailleuses sociales qui dénoncent depuis des années le manques de moyens affectés à leurs tâches, Ambre pointe du doigt un « sous-effectif constant » au sein de sa structure, et une direction « pas toujours au point » sur la législation. Ces manques de moyens sont de plus en plus criants alors que les inégalités sociales sont toujours aussi présentes et que le nombre de personnes sans-abri n’a jamais été aussi haut.

Et si, pour les compagnons sans-papiers de la communauté de Saint-André-lez-Lille, « le combat continue », les prochains mois vont être mouvementés, avec l’examen du projet de loi « asile et immigration » à la rentrée.

Dans un communiqué publié à la suite de leur rencontre avec Emmaüs France, les grévistes rappellent que si aucune réponse à leurs revendications ne leur est apportée d’ici Septembre, « le rapport de force prendra de l’ampleur ».

Et ils ne seront pas seuls. Ce mercredi 23 août, une vingtaine de compagnons sans-papiers de la communauté Emmaüs de Grande-Synthe (Nord) ont annoncés se mettre en grève, sur des revendications similaires.

Illustration 4
Des compagnons en grève dans la communauté Emmaüs de Grande-Synthe (Nord). / Louise Bihan. Tous droits réservés.


Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.